Unless specified otherwise, all quotes are excerpted from Charles Fourier's Complete Works.
Une preuve que Dieu ne tiendra aucun cas de vos bonnes ou mauvaises actions, qu'il n'admet point vos distinctions de crime ou de vertu, et qu'il juge toutes les passions bonnes, c'est qu'il a permis que tout acte que vous jugez criminel dominât dans un corps social entier, et y fut excité, admiré comme vertu, comme penchant religieux et agréable à Dieu. Donnons quelques exemples.
Commençons par le suicide : c'est une grande vertu chez divers sauvages qui se croient déshonorés de périr de mort naturelle. Le suicide a été religieusement honoré par de grandes nations, par des peuples conquérants, tels que les Scandinaves, qui croyaient exercer la vertu en se poignardant, dans l'espoir que Dieu après la mort leur ferait boire du sang dans le crâne de leurs ennemis. Ces peuples et tant d'autres ont érigé en vertu la torture des prisonniers qu'ils font périr dans de longs supplices. D'autres font une vertu de l'anthropophagie ; les Auzicos, nation africaine, se mangent fraternellement les uns les autres. Je dis fraternellement, parce qu'ils consentent à être mangés. Un Auzico croit exercer la philanthropie et la vertu en avisant ses amis qu'il est las de la vie, qu'il va se faire tuer par le boucher, et qu'il lègue son rognon à tel ami, son aloyau à tel autre pour s'en régaler, comme il s'est régalé lui-même en mangeant son père, son frère et son enfant dans l'occasion ; ce sont des anthropophages économistes et philanthropes chez qui il y a toujours des gigots de chair humaine pendus au croc devant la boutique du boucher. Les Spartiates et les Chinois nous montrent l'infanticide érigé en vertu. Tout Spartiate a cru exercer une vertu civique en envoyant son enfant nouveau-né à l'inspection du magistrat qui faisait tuer tous ceux qu'il ne jugeait pas bons à conserver. Les Chinois poussent la vertu plus loin, ils veulent se défaire des enfants sans les tuer eux- mêmes ; en conséquence ils les exposent sur un fumier où les cochons viennent les manger tout vivants, ou bien ils les abandonnent sur l'eau attachés à une courge vide qui les fait surnager longtemps avant d'être noyés. Parlerai-je des sacrifices d'hommes qui ont été des actes de vertu et de religion chez tant de peuples, sans en excepter nos bons aïeux les Gaulois, et même nos contemporains les Espagnols, qui brûlaient les Juifs, au lieu de les envoyer gratter la terre en expiation de leurs usures et de leurs friponneries ?
Passant aux crimes voluptueux, nous citerons d'abord les fiers républicains de Sparte, qui faisaient une vertu de la pédérastie. Il est à remarquer que leur manie anti-féminine règne chez la majeure partie des sauvages, que nous appelons hommes de la nature, et jusque chez les pauvres Kamtchadals où l'on voit régner l'usage d'entretenir de jeunes garçons sans que la religion du pays s'y oppose. D'autres font bien pis, les Zaporaviens font de la sodomie une spéculation politique : ils n'ont point de femmes, sont tous pédérastes, et se renouvellent en enlevant les enfants des voisins. Il en est chez qui la prostitution des filles aux étrangers est un acte de vertu, témoin les Lapons, les Brasiliens et tant d'autres. Quelques-uns, tels que les Otahitiens, ont exercé l'acte vénérien sur l'autel, pour la plus grande gloire de Dieu, et leur religion vaut bien celle des Mexicains qui élevaient à leurs dieux des pyramides formées des crânes des victimes humaines qu'on leur immolait. On a vu aussi des Guèbres dont la vertu favorite était l'inceste. Chaque père a cru chez eux pratiquer la vertu en déflorant sa fille comme une plante qu'il avait cultivée et dont il devait cueillir la fleur ; et combien de pères et mères civilisés pratiquent encore cette vertu ! Bref, tout crime a dominé, domine ou dominerait chez quelques nations, toutes étant libres de placer la vertu où leurs voisins placent le crime.
Egarement de la raison démontré par les
ridicules des sciences incertaines,
transcribed by Julien Mannoni, freely available from
ABU
La triste morale dit à la jeune femme, haïssez les diamants, les perles, méprisez les châles et les modes, n'aimez qu'à écumer le pot et torcher les marmots. Elle dit au jeune homme, haïssez les danseuses de l'Opéra et les beaux chevaux, n'aimez que les beautés de la Charte; elle dit à l'enfant, haïssez les confitures et les crèmes sucrées, n'aimez que le pain sec, et le rudiment latin; elle dit au peuple, méprisez les friandises de la foire, le fromage pourri, la cochonaille rance, les fouaces au beurre fort, la galette cireuse, le vin de bois d'Inde; n'aimez que la souveraineté sans pain, sans travail.
La morale élève les civilisés à n'avoir point de passions, accepter indifféremment tout comestible qu'on leur sert, bon ou mauvais; n'aimer que le bien du commerce et la loi du sacrifice, moeurs fort commodes pour les traiteurs, les épiciers et les fabricants de vin. Mais comment le producteur peut-il vendre, quand le public dépravé, hébété sur le sens du goût, par les doctrines morales, accepte pour 3 fr. un vin de Brie coûtant 3 sous? le marchand ne sera pas si sot que de faire venir du vin de Bourgogne à 30 sous. C'est ainsi que la fraude commerciale écrase le producteur, en mystifiant le consommateur moral.
Autre écueil pour la morale philosophique, la seule dont je traite dans ce discours: quand ses auteurs s'accordent sur l'apologie de quelque passion, ils sont obligés d'en arrêter le cours, d'en limiter le développement parce qu'ils ignorent la théorie des contrepoids sociaux, de sorte que la plus louable passion devient dans l'occurence, dangereuse pour l'individu ou le corps social qui veut la développer en plein - témoin la continence, la charité, l'amour de la gloire - et une nation qui pratiquerait pleinement la continence tirerait à sa fin au bout d'un demi-siècle et serait obligée de déclarer que la civilisation est un vice à réfréner - autant sera-ce de la charité. Tous les gens riches voudraient secourir efectivement les pauvres on arriverait en peu d'années, les fortunes anéanties et la civilisation de ce peuple ramenée à l'état nomade. Même inconvénient sur l'amour de la gloire... tout le genre humain s'égorgerait à la fois...
D'où l'on voit que parmi les passions les plus prônées en morale, il n'en est pas une qui ne devint germe de subversion générale si elle était collectivement adoptée parce que la civilisation, n'ayant pas la propriété des contrepoids sociaux, elle ne peut admettre le plein usage d'aucun ressort moral, même du plus louable qui est la charité.
Quelle est la démence, présomption de cette morale qui ne soit appelée à statuer sur le mécanisme des passions et qui, loin de pouvoir réprimer celles qui sont malfaisantes, ne peut pas même assurer le développement de celles qui sont louables et utiles.
L'on reconnaîtra que Dieu fit bien tout ce qu'il fit, qu'il a eu raison de donner aux enfants attraction pour les laitages, fruits et pâtisseries au sucre; et qu'au lieu de perdre follement trois mille ans à déclamer contre le plus docte ouvrage de Dieu, contre la distribution des goûts et attractions passionnées, on aurait mieux fait d'en étudier le but par calcul sur l'ensemble de ces impulsions que la morale insulte en détail, sous prétexte qu'elles sont nuisibles dans l'ordre civilisé et barbare; cela est vrai, mais Dieu n'a pas fait les passions pour l'ordre civilisé ou barbare. S'il eût voulu maintenir exclusivement ces deux sociétés, il aurait donné aux enfants l'amour du pain sec, et aux pères l'amour de la pauvreté, puisque tel est le sort de l'immense majorité des civilisés et barbares.
Pour nous délivrer du fléau des fausses lumières, pour nous donner un code propre à harmoniser nos relations domestiques, industrielles et sociales, qu'en coûte-t-il à Dieu? RIEN: oui, rien du tout. Il n'a pas même besoin de génie dont sans doute il est bien pourvu; il lui suffit de VOULOIR; car d'après la faculté que lui seul possède, d'après son pouvoir d'imprimer attraction, le plus mauvais code composé par lui, et étayé d'attraction, se soutiendrait de soi-même, et s'étendrait à tout le genre humain par l'appât du plaisir; tandis que le meilleur code composé par les hommes, ayant besoin d'être étayé de contrainte et de supplices, devient une source de discordes et de malheurs, par la seule absence d'attraction pour l'exécution des lois. Aussi toutes les constitutions des hommes s'écrouleraient-elles à l'instant, si on cessait de les soutenir de sbires et de gibets.
On peut de là tirer une conclusion bizarre, mais fort juste; c'est que notre bonheur ne peut naître que des lois divines, lors même que Dieu serait moins habile en législation que les philosophes. Que sera-ce donc si Dieu est leur égal en génie, ce qu'on peut présumer sans leur faire injure. Son code, ne fût-il que l'égal des leurs en sagesse, aura toujours un titre de supériorité inappréciable, en ce qu'il sera soutenu de l'attraction passionnée, seul gage de bonheur pour ceux qui obéissent. L'homme est plus heureux d'obéir à une maîtresse que de commander à un esclave. Ce n'est pas de la liberté seule que naît le contentement, mais aussi de la convenance d'une fonction avec les goûts de celui qui l'exerce.
L'esprit de rapine et complicité frauduleuse est tellement inhérent au mariage, que les gens mariés sont remplis de défiance contre leurs semblables. Rien de plus difficile que d'assembler et faire vivre en ménage deux couples d'époux. L'incompatibilité s'étend des maîtres aux serviteurs, et dans tout ménage on répugne fortement à prendre en domesticité un couple marié. C'est qu'on n'ignore pas que l'esprit conjugal établit entre les époux une ligue contre tout ce qui les entoure; qu'il étouffe les idées généreuses: de là vient que la classe des gens mariés est (sauf exception) la plus astucieuse, la plus indifférente pour les malheurs dont elle n'est pas atteinte, la plus disposée à la vénalité. Son esprit cauteleux est si bien reconnu, qu'on croit faire un grand éloge d'un homme, en disant de lui: "Le mariage ne l'a point changé, il a conservé le caractère aimable d'un garçon."
La société de famille a la propriété de haïr ses voisins. Dès que les familles jouissent de la liberté, elles sont en guerre intestine et en guerre extérieure, comme on le voit en Corse et autres pays patriarcaux, où les familles ont leurs guerres et traités comme les souverains civilisés. C'est un brillant indice en faveur du régime patriarcal tant prôné par nos philosophes. Ajoutons que les haines de ces familles sont beaucoup plus acharnées que celle des souverains; elles se transmettent, s'étendent à trois et quatre générations, pendant lesquelles on se fusille de famille en famille pour l'honneur de la philosophie moderne qui veut nous ramener au régime patriarcal.
Il faut être né en Civilisation pour supporter l'aspect de ces indécentes coutumes qu'on appelle les noces, où l'on voit intervenir à la fois le magistrat et le sacerdoce avec les plaisants et les ivrognes du quartier. Et pourquoi? parce qu'après de viles intrigues, après un maquerellage fait par le notaire et les commères, on va enchaîner pour la vie deux individus qui peut-être seront au bout d'un mois insupportables l'un à l'autre. Quel est donc le motif de ces fêtes de noces? L'espoir d'obtenir une postérité? eh! sait-on si la femme ne sera pas stérile? l'espoir du bonheur des conjoints? eh! qui sait s'ils ne se détesteront pas l'année suivante, et si leur union ne fera pas le malheur de tous deux? Dans ces fêtes données sur une vague espérance, les familles sont comparables à un étourdi qui, en prenant un billet de loterie, donnerait à ses voisins un grand repas de réjouissances de ce qu'il espère gagner un terne; on mangerait son repas en se moquant de lui et disant: "Il ne tient pas encore le terne." N'imitez-vous pas un tel fou quand vous donnez des fêtes à l'occasion d'un mariage qui est un billet de loterie et moins encore; car le mariage peut produire beaucoup de malheur, au lieu du bonheur qu'on espère? Le seul cas où les fêtes soient raisonnables, c'est lorsqu'un homme épouse une femme très riche; alors il y a lieu de se réjouir; mais d'ordinaire les femmes dépensent plus de revenu qu'elles n'en apportent, et si l'on remettait les réjouissances de noces à l'année suivante, à l'époque où le mari a tâté des embarras du ménage, des énormes dépenses et du cocuage qui arrive tôt ou tard, on trouverait bien peu de mariés disposés à festoyer leur fâcheuse union. Eh! combien d'entre eux ont regret à la fête, dès le lendemain, où ils sont déjà confus de n'avoir pas trouvé ce qu'ils croyaient trouver!
Le principe matériel ou lubricité, lorsqu'il est est seul dominant en amour, dégrade l'epèce humaine, la ravale au niveau des brutes.
Ce vice est très fréquent dans les amours Civilisées, surtout dans celles de mariage, dont la plupart, au bout de quelques mois et peut-être dès le second jour, ne sont souvent que brutalité pure, accouplement d'occasion provoqué par la chaîne domestique, sans aucune illusion ni d'esprit, ni de coeur: effet très ordinaire chez la masse du peuple où les époux affadis, bourrus et se querellant pendant le jour se réconcilient forcément au chevet parce qu'ils n'ont pas de quoi s'acheter deux lits et que le contact, le brut aiguillon des sens triomphe un instant de la satiété conjugale. Si c'est là de l'amour, c'est du plus matériel et du plus trivial.
Sans fortune la vieillesse en Civilisation devient pour les deux sexes un enfer anticipé, et pourtant la grande majorité des vieillards est sans fortune. On feint d'aimer les vieillards, et à parler net personne ne les aime; tout ce qui les entoure, à part l'enfance, les proscrit et les persifle en secret, et dans la classe des villageois et artisans, à qui ils sont à charge, on les maltraite, on les maudit ouvertement. Quant à présent, la vieillesse n'est le plus souvent qu'un long supplice. Ainsi la vie en Civilisation n'est qu'un pénible voyage pour arriver à un gîte plus fâcheux encore puisque le but est la vieillesse.
Opposons au tableau qui précède un parallèle de la réception qui serait faite aujourd'hui à une compagnie de savants et artistes composée non pas de six cents, mais seulement d'une soixantaine d'individus ou même d'une vingtaine comme je les ai vus à Marseille lors de l'expédition d'Égypte. Les savants et artistes, dans les voyages, ne sont aujourd'hui que des objets de stérile admiration, des reliques académiques exposées aux regards de la sotte multitude. J'ai vu à Marseille tous ces savants d'Égypte considérés comme une ménagerie de bêtes fauves: ils marchaient d'ordinaire en compagnie, et la populace les poursuivait en criant, sans malice: "Des savannes! des savannes!" - comme on crierait: "Des ours! des ours!" Je les ai vus entrer en masse dans le café Casati, place Necker, le public se juchait autour d'eux sur des escabeaux pour les voir prendre leur café; et, au sortir de là chacun de s'écrier: "J'ai vu les savannes!" et l'on était stupéfait de ce que les "savannes" prenaient leur café comme d'autres hommes, et qu'ils buvaient avant d'avaler. Voilà l'esprit des Marseillais et des amis du commerce. Tout ce qui n'est pas d'argent sonnant ou marchandise leur paraît suprême ridicule; ils ont un peu raison comme Civilisés, puisque l'argent est la seule chose honorable en Civilisation.
Je pose en thèse que toutes les attractions sont utiles, sauf emploi dans des séries de groupes exerçant en courtes séances.
- Quoi! les passions d'un Néron, d'un Tibère, pourraient être utiles? - Sans doute, fort utiles en industrie sociétaire. Expliquons ce mystère.
Néron est un être né avec des inclinations sanguinaires. La nature veut que dès l'âge de 3 ans il prenne parti dans quelques-uns des groupes de boucherie de sa phalange. S'il avait horreur de l'effusion du sang, il ne pourrait pas exercer passionément un emploi aux boucheries, s'y habituer par plaisir dès le bas-âge, et devenir à vingt ans un très habile boucher, ainsi que le veut la nature.
Mais j'entends Agrippine répondre: Quelle ridicule vision! prétendre que mon fils, héritier du trône du monde, soit fait pour le métier de boucher! - Sur ce, Agrippine fait endoctriner son fils par Sénèque et autres savantas qui lui enseigneront que la nature est vicieuse, que les inclinations sanguinaires sont odieuses, qu'un jeune prince ne doit aimer que le commerce et la Charte, et qu'il s'avilirait en se faufilant avec des bouchers.
Voilà donc une passion du jeune Néron entravée, et vingt autres de ses goûts seront de même contrecarrés par les saines doctrines de la morale douce et pure. Tel sera l'avis de Sénèque; mais Horace et La Fontaine sont d'un avis bien différent, et jugent beaucoup plus sainement quand ils disent:
Si furcâ naturam expellas, tamen usque recurret.
Si vous la chassez par la porte,
Elle revient par la fenêtre.
Analysons les funestes résultats de cette passion comprimée et de sa contremarche ou récurrence (expression d'Horace qu'il faudrait adopter pour cet effet de passion).
Le jeune Néron feindra d'être docile aux impulsions de ses précepteurs; mais ses goûts sanguinaires ne sont que masqués et non pas extirpés. Ils reparaîtront quand Néron aura secoué le joug des précepteurs, mais ils reparaîtront en contremarche et en emploi malfaisant, et Néron deviendra un prince atroce. Il exercera plus tard, et aux dépens de ceux qui l'entourent, la passion qu'ils ont comprimée dès son enfance, et dont l'essor eût été fort utile, car il serait devenu l'un des premiers bouchers de la phalange de Tibur.
Eh! qu'importe qu'il débute dès le bas âge par l'emploi de boucher, puisque tout est lié dans le système des études sociétaires! Le travail de la boucherie conduira comme d'autres à toutes les sciences. En effet, Néron apprendra de bonne heure à juger au coup d'oeil la différence des chairs et graisses d'animaux nourris de tel ou tel fourrage, engraissés selon tel ou tel système. Ces remarques se lient aux rivalités qui existent entre les bouchers de Tibur et ceux des phalanges voisines, puis entre les Tiburiens partisans ou rivaux de tel ou tel système d'engrais. Néron deviendra donc agronome sur les fourrages et les légumes donnés aux bestiaux. Cette connaissance l'acheminera à d'autres.
Ajoutons que le jeune Néron, élevé dans une Phalange, y aura satisfait dès l'âge de 4 ans vingt autres penchants que le sage Sénèque aurait étouffés pour le bien de la morale, et ces divers goûts, développés de bonne heure, conduiront le jeune Néron à vingt sortes d'études utiles. Peu à peu il se trouvera initié à toutes les sciences par la seule impulsion de ces penchants réputés vicieux en Civilisation et réprimés chez les enfants.
Qu'arrive-t-il aujourd'hui de cette répression? On entrave la nature, mais on ne la détruit pas; elle n'a pas pu, dès le jeune âge, s'exercer utilement sur l'industrie, elle reparaîtra plus tard, usque recurret, et les penchants sanguinaires de Néron s'exerceront au dépens de l'humanité. Ce n'est donc pas Néron qui est vicieux, c'est la Civilisation qui n'a pas su utiliser ses penchants, et qui les force à reparaître en contremarche ou récurrence, effet toujours désastreux et qui travestit les passions et les rend aussi malfaisantes qu'elles auraient été utiles. C'est ainsi que la Civilisation opère sur 99/100 des penchants distribués par la nature; elle opère sur les passions comme celui qui métamorphoserait les papillons en chenilles.
L'exemple d'une passion de Néron s'applique à toutes les passions et à tous les caractères, au nombre de 810, parmi lesquels celui de Néron tient un rang très éminent, car il est du même degré que celui de Henri IV, l'un des plus beaux qu'on connaisse. Les caractères, quoique de même degré, ne sont pas semblables. Néron et Henri ont chacun 4 passions dominantes, mais qui ne sont pas les mêmes chez l'un et l'autre, et de là vient que l'un ayant pu trouver en civilisation plus d'essor, a tourné au bien; mais quand on voudra étudier en système général les effets de contremarche des passions, l'on reconnaîtra que si Henri IV, au lieu de naître héritier d'un trône, fût né parmi le menu peuple et eût essuyé dès l'enfance diverses contrariétés qu'on éprouve dans la classe pauvre, il serait devenu chef d'une bande de voleurs de grand chemin.
Si l'on présente 1.000 hommes pour former un corps humain, il faudra en rejeter 999, en accepter 1 et y ajouter une femme.
[...]
L'espèce humaine ne jouit pas, comme les végétaux, de l'androgénéité ou faculté de se reproduire par elle même; un chou s'il parlait, pourrait se vanter de continuer l'espèce chou à lui seul, car il se reproduit par lui-même, étant pourvu de 2 sexes; un homme n'est pas fondé à penser ainsi puisqu'il est corps divisé incomplet, impuissant isolément pour la reproduction; bref, il est bissexué; d'autres corps sont trisexués; il faut 3 sexes pour produire une abeille; or, si la nature, qui régit tout en progression comme on le verra plus loin, a établi la progression sexuelle de 1-2-3 pour les corps du chou, de l'homme, et de l'abeille, elle a bien pu établir les progressions de 1.000, 2.000, 3.000 pour les intégralités des âmes, témoin celle des abeilles dont il faut jusqu'à 20.000 pour former une ruche ou âme intégrale d'une abeille; elle se compose donc d'environ 20.000 âmes disséminées et distribuées en 3 sexes. Dira-t-on qu'une abeille isolément, qu'un castor isolément, soit l'abeille et le castor en âme intégrale. Ils ne sont que des parcelles incohérentes dont l'assemblage formera une âme apte à développer en plein les facultés de castor et d'abeille. Il en est de même de l'homme. On ne l'a jamais vu, sur notre globe, en âme intégrale, en mécanisme d'attraction industrielle, comme seraient des essaims d'abeilles dans un pays dépourvu de fleurs et autres éléments de la ruche. On ne connaîtra l'âme intégrale que lorsqu'on l'aura vue exercer par attraction toutes les facultés sociales dont elle est susceptible. Jusque-là nous en jugeons, de l'âme, comme gens qui n'auraient vu que des abeilles isolées, que des castors isolés, et qui, ayant été piqués par l'abeille, mordus par le castor, traiteraient l'un de mouche malfaisante, l'autre de stupide et méchant quadrupède. C'est ainsi que nous raisonnons sur les caractères les plus précieux, tels que Néron et Robespierre, qui sont deux touches très brillantes en clavier passionnel, mais pour les juger il faudra les voir développer en âme intégrale, en mécanique à 810 caractères; alors on admirera les effets de leurs passions qui auront changé de marche sans changer de nature ni de but et, au lieu d'accuser ces 2 hommes, on accusera la civilisation qui ne sait pas assembler les passions par âmes intégrales; on jugera des lumières comme nous jugeons d'un rêve absurde au moment du réveil et l'on ne pourra pardonner à l'esprit humain d'avoir tardé 3.000 ans à entrevoir que Dieu en créant les passions, éléments de mécanique sociale, a dû assigner un système, ou jeu d'harmonie, comme il en assigne aux astres, bien plus difficiles à régir que des pygmées tels que nous.
Les passions en mécanisme domestique sont un orchestre à 1620 instruments: nos philosophes en voulant les diriger sont comparables à une légion d'enfants qui s'introduirait à l'orchestre de l'opéra, s'emparerait des instruments et ferait un charivari épouvantable; faudrait-il en conclure que la musique est ennemie de l'homme, et qu'il faut réprimer les violons, arrêter les basses, étouffer les flûtes? Non; il faudrait chasser ces petits oisons, et remettre les instruments à des musiciens experts. Ainsi les passions ne sont pas plus ennemies de l'homme que les instruments musicaux: l'homme n'a d'ennemis que les philosophes qui veulent diriger les passions, sans avoir la moindre connaissance du mécanisme que leur assigne la nature.
Les détracteurs des passions, les philosophes et prêtres, n'ont imaginé des institutions que pour comprimer les passions d'autrui et satisfaire les leurs. Dieu spécula en sens contraire. Toutes ses institutions ou coutumes, qu'établira le code passionnel, ont pour but d'assurer à chaque passion un essor isolé; puis à toutes un essor collectif. Il veut qu'après s'être satisfaites chacune séparément elles se satisfassent combinément, qu'elles imitent nos sybarites qui passent des plaisirs particuliers du ménage aux plaisirs colectifs de la société; qu'elles présentent dans leur jeu les alternatives du concert musical, où l'on voit l'orchestre passer des solos aux tuttis, puis des tuttis aux solos, et entremêler ces alternats par des concerts partiels, comme des morceaux de duos, trios, quatuors, etc., où les voix et instruments figurent successivement en combinaisons variées. Telle est la marche que doivent suivre les passions dans leur développement d'Harmonie.
Ce genre de lien est excessivement rare (en civilisation). Il ne s'y montre que fortuitement et par lueurs; mais, dans ses courtes apparitions, il élève les hommes à un état qu'on peut nommer perfection ultra-humaine: il les transforme en demi-dieux à qui tous les prodiges de vertu et d'industrie deviennent possibles.
On en vit un bel effet à Liége, il y a quelques années, lorsque quatre-vingts ouvriers de la mine Beaujonc furent enfermés par les eaux. Leurs compagnons, électrisés par l'amitié, travaillaient avec une ardeur surnaturelle et s'offensaient de l'offre de récompense pécuniaire. Ils firent, pour dégager leurs camarades ensevelis, des prodiges d'industrie dont les relations disaient: ce qu'on a fait en quatre jours est incroyable. Des gens de l'art assuraient que, par salaire, on n'aurait pas obtenu ce travail en vingt jours.
Quelle est cette impulsion qui enfante subitement les vertus, les prodiges industriels unis au désintéressement? Elle n'est autre que l'omniphilie, amitié du huitième degré. Ce n'est pas l'amitié douce et tendre que vante la morale, c'est une passion véhémente, une vertu fougueuse, c'est vraiment le feu sacré... Ces ouvriers, venus des autres fosses, ne connaissaient pas individuellement ceux de la fosse Beaujonc. Il n'y avait donc rien de personnel dans ce dévouement; c'était affection de philanthropie collective et non individuelle.
Ce qui a induit en erreur tous les philosophes civilisés sur la destinée de l'amour, c'est qu'ils ont toujours spéculé sur des amours limités au couple; dès lors, ils n'ont pu parvenir qu'à un même résultat, qu'à l'égoïsme, effet inévitable de l'amour borné au couple; il faut donc en spéculant sur les effets libéraux fonder sur l'exercice collectif et je ne suivrai pas d'autre marche. Il n'y aurait aucun moyen de déterminer Psyché et Narcisse à se livrer à 2 autres individus. Ce serait une double infidélité, une passion infâme, dégoûtante. Mais je vais prouver qu'en se livrant chacun à une masse de poursuivants et dans certaines conjonctures applicables à l'ordre civilisé, ils deviendront tous deux des anges de vertu aux yeux du public, aux yeux des poursuivants et à leurs propres yeux, et qu'il en résultera un lien général, même avec le public moins amoureux que les poursuivants, mais enthousiasmé comme eux du dévouement philantropique dont le couple angélique aura fait preuve.
[...]
Si donc Psyché et Narcisse se livrent à 20 personnes passionnées pour chacun d'eux, ils peuvent contribuer au progrès de la sagesse et de la vertu. Il faut que cette union soit sacrée aux yeux du corps social, qu'elle opère sous les formes les plus nobles et les plus opposées aux orgies crapuleuses des civilisés.
Quels motifs détermineront cette complaisance de Psyché et Narcisse et ennobliront le sacrifice? Tel est le problème de l'union angélique, elle nous expliquera comment par un effet de pur amour de sentiment raffiné et transcendant, les deux amoureux avant de s'unir entre eux, s'uniront corporellement à tous ceux qui en ont manifesté un ardent désir et obtiendront par cet acte de philanthropie amoureuse le même lustre dont on entoure en civilisation les Décius, les Régulus et autres martyrs des principes religieux ou politiques.
Dans chaque branche du mouvement l'harmonie doit combiner en plein tous les détails. S'agit-il d'amour, s'il existe un rassemblement de 100.000 hommes et femmes, il faut que les amours de chacun des 100.000 individus soient en rapport avec ceux des 99.999 autres, que chacun des 99.999 coopère activement aux plaisirs du 100.000e personnage.
Les civilisés n'admettent pas ce principe; ils diront à chacun des 100.000 personnages: si vous trouvez une maîtresse qui vous suffise, que vous importent les amusements des 99.999 autres; laissez-les débrouiller comme ils pourront leurs intrigues. Ainsi raisonne la thérie d'égoïsme ou de civilisation qui met en tout sens l'individu aux prises avec la masse, faute de mécanisme général, faute d'association sur chaque branche de plaisir ou d'industrie.
Loin de craindre les discords, l'Harmonie en a besoin pour organiser son système d'accords. Ce principe est fort opposé à nos systèmes philosophiques, selon lesquels il faudrait être tous frères, tous unis, pour l'amour de la morale et du brouet noir. Cette union générale et impraticable serait une monstruosité en Harmonie, où l'unité ne peut s'établir que par le choc régulier des rivalités et par le contraste des inégalités.
Observons à l'appui de ceci que Dieu, voulant manifester sa répugnance pour l'individu isolé, le soumet à être victime lorsqu'il se trouve en lutte avec un groupe. Si la prétention de l'individu est juste et celle du groupe injuste, Dieu, ayant choisi pour régime les groupes et non les individus, préfèrera voir triompher l'injustice, afin qu'un individu ne l'emporte point sur un groupe.
Il donne aux groupes la faculté de vaincre en tout sens l'action individuelle et incohérente. Aussi la protection l'emporte-t-elle toujours sur le mérite, parce qu'elle forme groupe entre le protecteur et le protégé contre le prétendant qui, n'étant pas protégé des puissants, ne se trouve pas en groupe avec eux; il doit donc être éliminé malgré l'appui de la justice qui milite en sa faveur.
[...]
Ainsi la nature a voulu que dans tous les cas (sauf des exceptions bien rares dont nous donnerons le calcul), l'influence des groupes l'emportât sur celle des incohérents, lors même que ceux-ci sont supérieurs en nombre, comme les Administrés contre l'Administration. En principe, elle favorise aveuglément l'action combinée, juste ou injuste, j'en ai dit la raison.
C'est donc bien vainement que cent millions d'individus opprimés par Néron adressent leurs suppliques à l'Éternel pour être déliveés d'un groupe d'assassins titrés, qui changent les fleuves en sang. Dieu, s'il parlait, leur répondrait: "Vous agissez en incohérents, tombez jusqu'au dernier sous la hache de ceux qui agissent en combinés."
Dieu, que vous supposez capable de se passionner pour les vertus ou les vices individuels, ne connaît qu'un objet d'amour, qu'un objet de haine, l'action combinée et l'action incohérente, l'ordonnance géométrique des relations, - et si vous voulez soustraire le grand nombre à l'oppression du petit nombre, chercher l'art de corporer le grand nombre, de lui donner une puissance active qui ne soit jamais déléguée. - C'est à quoi vous ne parviendrez pas dans la Civilisation.
On voit par là que les groupes sont éminemment les agents des desseins de Dieu, qu'ils sont nos guides spéciaux vers le bonheur...
Le divorce, qui semble fort juste en lui-même, n'est qu'une source de désordres en Civilisation, parce qu'il opère sur des individus et non sur des corporations ; or, la nature réprouve toute opération qui s'applique à des individus isolés, quel que juste qu'elle soit. Dieu n'a fondé le bien que sur l'action des masses ou groupes et nullement sur celle des individus : ainsi, qu'il s'agisse de charité, d'affranchissement de ou autre acte de bienfaisance, on ne peut pas opérer le bien, tant qu'on agit sur des individus et par l'entremise des individus ; il faut avant tout former le corps social en groupes ou corporations industrielles et voluptueuses. Hors cette mesure, il n'y a aucun bien à espérer en aucun genre. Si Dieu a préféré l'action collective à l'action individuelle, il a dû décréter que le bien résulterait de l'action collective et le mal de l'action individuelle.
Egarement de la raison démontré par les
ridicules des sciences incertaines,
transcribed by Julien Mannoni, freely available from
ABU